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Герцен Александр Иванович - Произведения 1851-1852 годов, Страница 2

Герцен Александр Иванович - Произведения 1851-1852 годов


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ais un seul mot de trop, rien ne transpire à travers son agitation, il reste là, l'air hêbêtê, comme un nigaud, comme un muet.
   Le paysan sort du tribunal aussi triste lorsqu'il est acquittê, qu'après sa condamnation. Il ne voit dans les deux cas que l'arbitraire ou le hasard.
   C'est ainsi que citê comme têmoin à charge, il est parvenu à mentir sous serment, à nier tout, à nier toujours, même lorsque les preuves sont irrêcusables. Aux yeux du peuple russe, un homme condamnê n'est pas pour cela flêtri. Les dêportês, les forèats se nomment dans la langue du peuple les malheureux.
   Le peuple russe n'a vêcu que de la vie communale; il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport aux communes et à leurs membres. Hors d'elles, il ne reconnaît pas de devoirs et ne voit que de la violence. Le côtê funeste de son caractère, c'est qu'il se soumet à ces violences, et non point qu'il les nie à sa manière, et qu'il cherche à s'abriter derrière la ruse. Il y a beaucoup plus de franchise à mentir devant un juge que l'on sait être agent d'un pouvoir inique, que de feindre le respect, pour le verdict d'un jury triê par un prêfet, dont l'iniquitê rêvoltante est claire comme le jour. Le peuple ne respecte ses institutions que lorsqu'il y retrouve ses propres notions du droit et de la justice.
   Il est un fait incontestable pour tout homme qui a observê de près le peuple russe. Entre eux, les paysans se trompent rarement; ils manifestent les uns pour les autres une confiance presque illimitêe, ils ne connaissent ni contrats, ni compromis par êcrit.
   Les questions d'arpentage sont nêcessairement très compliquêes, grâce à l'êternel partage des terres d'après le nombre d'ouvriers {Et non d'après le nombre d'enfants.}, et pourtant la campagne russe ne retentit jamais ni de plaintes ni de procès. Le seigneur, le gouvernement ne demandent qu'à intervenir; l'occasion, les motifs leur manquent. Les petits diffêrends qui surgissent sont promptement terminês par les anciens ou par la commune; tout le monde se soumet franchement à leur dêcision. La même chose a Heu dans les communes mobiles des associations ouvrières (artèl). Il existe des associations de maèons, des charpentiers et autres, formêes de plusieurs centaines d'individus appartenant à des communes diffêrentes, qui se groupent pour un temps donnê, pour une annêe par exemple, et forment ainsi l'artèl. L'annêe rêvolue, les ouvriers partagent le produit selon le travail de chacun et d'après la dêcision de tous les associês. La police n'a jamais la satisfaction d'intervenir dans leurs comptes. J'ajoute encore, que l'association rêpond presque toujours pour chaque ouvrier.
   Les liens entre les paysans d'une même commune se resserrent davantage quand la population se compose non pas d'orthodoxes mais de sectaires. Le gouvernement exêcute parfois une sauvage irruption dans quelque commune sectaire; il emprisonne, il dêporte, le tout sans plan arrêtê, sans suite, sans provocation, sans nêcessitê aucune, tout simplement pour rêpondre aux injonctions du clergê ou aux rapports de la police. C'est dans ces chasses aux sectaires qu'il faut voir rêellement ce que c'est que le paysan russe, et quelle solidaritê le lie à ses frères. Il faut le voir alors, dis-je, dêjouant la police, sauvant ses coreligionnaires, cachant les livres et les vases sacrês, subissant les plus inhumaines tortures sans profêrer une seule parole. Qu'on me trouve l'exemple d'une commune sectaire, dênoncêe par un paysan, même par un orthodoxe?
   Ce caractère du Russe rend les enquêtes policières extrêmement difficiles. Je l'en fêlicite de tout mon cœur. Le paysan russe n'a d'autre moralitê que celle qui dêcoule instinctivement, naturellement de son communisme; elle est profondêment nationale; le peu qu'il connaît de l'Evangile le soutient; l'iniquitê flagrante du gouvernement et du seigneur le lie encore plus à ses coutumes et à sa commune {*}.
   {* Les paysans d'une commune qui appartient au prince Kozloffski, achetèrent leur affranchissement en payant une somme convenue au propriêtaire. Le sol a êtê partagê entre les paysans en raison de la somme pour laquelle chacun a contribuê au rachat de sa libertê. Cet arrangement semblait aussi juste que naturel. Cependant les paysans le trouvèrent si incommode et si peu conforme à leur habitude, qu'ils rêsolurent de rêpartir entre eux le montant de la somme de rachat, comme une simple dette de la commune et de procêder au partage du terrain d'après le système gênêralement adoptê. C'est Haxtbausen qui raconte ce fait dans ses Etudes sur la vie populaire en Russie. L'auteur lui-même a visitê la commune en question.
   - M. Têgoborsky, membre du conseil d'Etat en Russie, dans un ouvrage dêdiê à l'empereur Nicolas, publiê rêcemment h Paris, dit que le système du partage des terres lui paraît être dêfavorable à la culture (toujours de l'agriculture pour l'agriculture), mais il ajoute: "Ce sont des inconvênients auxquels il est très difficile de remêdier, car ce système de partage se rattache à l'organisation de nos communes, à laquelle il serait dangereux de toucher: il repose sur l'idêe fondamentale de l'unitê de la commune et de l'êgalitê des droits qu'a chacun de ses membres à une part proportionnêe du sol appartenant à la communautê. Par là, il consolide et fortifie l'esprit communal qui est uu des êlêments les plus conservateurs de l'organisation sociale. C'est en même temps un des meilleurs prêservatifs contre l'invasion du prolêtariat et des idêes communistes". (C'est facile à concevoir qu'un peuple qui possède des pratiques de la communautê n'ait pas beaucoup à craindre les idêes communistes.)
   "Ce qui est remarquable c'est le bon sens et la pratique avec lesquels nos paysans modifient eux-mêmes, selon les circonstances locales, les inconvênients de ce système; c'est la facilitê avec laquelle ils s'arrangent entre eux pour compenser les inêgalitês rêsultant de la qualitê du sol, et la confiance avec laquelle chacun se soumet aux dêcisions des anciens de la commune.-On devrait croire que ces sortes de rêpartitions de terrains, souvent renouvelêes, donnent lieu à des nombreuses contestations; et pourtant les intêressês ont rarement recours à l'intervention de l'autoritê. Ce fait, très surprenant en lui-même, s'explique par une seule cause, savoir que ce système, quelque vicieux qu'il puisse être, s'est tellement identifiê avec les mœurs et les idêes, que les paysans en supportent sans mêcontentement tous les inconvênients". "Autant,- dit le même auteur,- l'idêe de l'association est innêe au paysan russe et se reproduit dans toutes les phases de la vie, autant l'esprit de corporation, l'esprit municipal, qui a formê le noyau de la bourgeoisie occidentale, est contraire à ses mœurs".
   (Etudes sur les forces productives de la Russie, par M. Têgoborski, tome premier, page 142 et page 331.)}
   La commune a sauvê l'homme du peuple de la barbarie mongole et du tzarisme civilisateur, des seigneurs vernis à l'europêenne et de la bureaucratie allemande; l'organisme communal a rêsistê, quoique fortement atteint, aux empiêtements dupouvoir; il s'est heureusement conservê jusqu'au dêveloppement du socialisme en Europe.
   Pour la Russie c'est là uu fait providentiel.
   L'autocratie russe entre dans une nouvelle phase. Issue d'une rêvolution antinationale, elle a rempli sa mission; elle a rêalisê un empire colossal, une armêe nombreuse, une centralisation administrative. Dênuêe de principes, de traditions, elle n'a plus rien à faire: elle s'est donnê, il est vrai, une autre tâche, celle d'importer en Russie la civilisation occidentale, et elle y rêussissait assez tant qu'elle faisait semblant de persister dans ce beau rôle de gouvernement civilisateur.
   Ce rôle, elle l'a abdiquê aujourd'hui.
   Le gouvernement qui avait rompu avec le peuple au nom de la civilisation, se hâta, un siècle après, de rompre avec la civilisation au nom de l'absolutisme.
   Il le fit aussitôt qu'il entrevit à travers les tendances civilisatrices, le spectre tricolore du libêralisme: il essaya alors de revenir vers la nationalitê, vers le peuple. C'êtait impossible; le peuple et le gouvernement n'avaient plus entre eux rien de commun; le premier s'êtait dêshabituê de l'autre, tandis que ce dernier croyait voir surgir du fond des masses un spectre beaucoup plus terrible, le spectre rouge. Tout bien pesê, le libêralisme êtait encore moins dangereux qu'un autre Pougatcheff. La panique et le dêgoût des idêes libêrales devinrent tels, que le gouvernement ne pouvait plus se rêconcilier avec la civilisation.
   Dès lors le tzarisme n'a pour but que le tzarisme; il gouverne pour gouverner; ce sont là des forces immences qui s'entre-sou-tiennent pour se neutraliser rêciproquement, et gagner ainsi un repos factice.
   Faire de l'autocratie pour de l'autocratie, c'est impossible à la longue; c'est par trop absurde et trop stêrile.
   L'on s'en aperèoit, et l'on cherche de l'occupation en Europe. La diplomatie russe est la plus active; partout elle envoie des notes, des agents, des conseils, des menaces, des promesses, des espions. L'empereur se considère comme tuteur naturel des princes allemands; il se mêle aux moindres intrigues de leur petites cours; c'est lui qui règle les diffêrends, morigène les uns, donne des grandes-duchesses aux autres. Cela ne suffit pas à son activitê, il se fait le premier gendarme de la terre, le soutien de toutes les rêactions, de toutes les barbaries; il se pose en reprêsentant du principe monarchique en Europe, se donnant des airs aristocratiques, tout comme s'il êtait un Bourbon ou un Plantagenet, comme si ses courtisans êtaient des Cavendish ou pour le moins des Montmorency.
   Malheureusement, il n'y a rien de commun entre la monarchie fêodale avec son principe prononcê, son passê, son idêe sociale et religieuse, et le despotisme napolêonien de Pêtersbourg, qui n'a pour lui qu'une triste nêcessitê historique, une utilitê passagère, et aucun principe.
   Et le Palais d'hiver devient, comme la cime d'une montagne à la fin de la saison, de plus en plus couvert de neige et de glace. La sève qu'on y a fait monter artificiellement, se retire de ces sommitês sociales; il ne leur reste que la force matêrielle et la duretê d'un rocher apte encore à rêsister quelque temps aux vagues rêvolutionnaires, qui viennent se briser à leur pied.
   Nicolas, entourê de ses gênêraux, de ministres, d'officiers, de bureaucrates, brave cet isolement, mais il s'assombrit à vue d'œil, il devient triste, prêoccupê. Il voit qu'il n'est point aimê, il s'aperèoit du morne silence qui l'entoure et qui donne libre accès aux mugissements lointains qui semblent s'approcher. Le tzar veut s'oublier lui-même; il a proclamê hautement que son but est l'accroissement du po'uvoir impêrial.
   Ces professions de foi n'ont en elles rien de nouveau; il a travaillê vingt-cinq ans sans repos, sans relâche, pour ce seul et unique but; il n'a rien êpargnê, ni les larmes ni le sang.
   Tout lui a rêussi; il a dêtruit la nationalitê polonaise; en Russie, il a êteint le libêralisme.
   En vêritê, qu'a-t-il donc de plus à dêsirer? pourquoi est-il sombre?
   L'empereur sent bien que la Pologne n'est pas morte. A la place du libêralisme qu'il persêcutait par une intolêrance mesquine, car cette fleur exotique ne pouvait pousser sur le sol russe, n'ayant rien de commun avec le peuple, il voit une autre question s'êlever comme un nuage gros de tempêtes.
   Le peuple commence à frêmir, à s'agiter sous le joug de la noblesse; les rêvoltes partielles êclatent en permanence; vous-même, Monsieur, en citez un exemple terrible.
   Le parti du mouvement, du progrès, demande l'êmancipation des paysans; il est prêt à sacrifier ses droits le premier. Le tzar flotte indêcis, il perd la tête, il dêsire l'êmancipation et l'empêche.
   Il a compris que l'êmancipation des paysans êquivalait à l'êmancipation de la terre; et que l'êmancipation de la terre, à son tour, inaugurerait une rêvolution sociale et consacrerait ainsi le communisme rural. Esquiver la question de l'affranchis-sèment me semble impossible; rêserver la solution pour le règne suivant, c'est plus facile; mais c'est lâche, et en fin de compte, ce n'est qu'une heure de plus perdue à un mauvais relais de poste sans chevaux...
   Maintenant vous pouvez apprêcier, Monsieur, quel bonheur c'est pour la Russie, que la commune rurale ne s'est pas dissoute, que la propriêtê individuelle n'a pas brisê la possession communiste; quel bonheur pour le peuple russe d'être restê en dehors de tout mouvement politique, en dehors même de la civilisation europêenne, qui, nêcessairement, lui aurait minê sa commune, et qui, aujourd'hui, elle-même arrive par le socialisme à sa propre nêgation.
   L'Europe, je l'ai dit ailleurs, n'a pas rêsolu l'antinomie entre l'individu et l'Etat, mais elle en a posê le problème; la Russie, elle non plus, n'a pas trouvê la solution. C'est en prêsence de cette question que commence notre êgalitê.
   L'Europe, à son premier pas dans la rêvolution sociale, rencontre ce peuple qui lui apporte une rêalisation rudimentaire, demi-sauvage, mais enfin une rêalisation quelconque du partage continuel des terres parmi les ouvriers agricoles. Et notez, Monsieur, que ce grand exemple ne vient point de la Russie civilisêe, mais bien du peuple lui-même, de sa vie intêrieure. Nous autres Russes passês par la civilisation occidentale, nous ne sommes tout au plus qu'un moyen, qu'un levain, que des truchements entre le peuple russe et l'Europe rêvolutionnaire. L'homme de la Russie future, c'est le moujik, comme l'homme de la France rêgênêrêe sera l'ouvrier.
   Mais s'il en est ainsi, le peuple russe n'aura-t-il pas droit à un peu plus d'indulgence de votre part, Monsieur?
   Pauvre paysan! Si intelligent, si simple de mœurs, se contentant de si peu; on l'a choisi pourpoint de mire à toutes les iniquitês; l'empereur le dêcime par les conscriptions; le seigneur lui vole son troisième jour; le tchinovnik lui soutire son dernier rouble; le paysan se tait, il souffre, mais il ne dêsespère pas; il garde sa commune. On en arrache un membre - la commune se referme et se resserre davantage; le sort de ce malheureux est digne de pitiê, et cependant il n'êmeut pas; au lieu de le plaindre, on l'accuse.
   Vous lui niez, Monsieur, le dernier refuge qui lui reste, où il se sent homme, où il aime et ne craint pas; vous dites: "Sa commune n'est pas une commune, sa famille n'est pas une famille, sa femme n'est pas sa femme; avant lui, elle appartient au seigneur; ses enfants ne sont pas ses enfants; qui en connaît le père?"
   Et c'est ainsi que vous livrez ce pauvre peuple, non pas à l'apprêciation de la science, mais au mêpris des autres peuples, qui liront avec confiance et amour vos belles lêgendes.
   Il est de mon devoir de dire quelques mots à ce sujet.
   La famille, chez tous les Slaves, est fortement dêveloppêe: c'est là peut-être le grain de conservatisme de cette race, la limite de leur nêgation.
   La famille possêdant en commun est le prototype de la commune.
   La famille rurale n'aime pas à se diviser en plusieurs foyers; l'on voit souvent trois, quatre gênêrations vivant sous le même toit, et dirigêes patriarcalement par un grand-père ou un grand-oncle. La femme, gênêralement opprimêe, ainsi qu'on le voit partout dans la classe agricole, commence en Russie à être respectêe lorsqu'elle est veuve de l'ancien de la famille.
   Il n'est point rare de voir toute la gestion des affaires confiêe à l'autoritê d'une grand'mère aux cheveux blancs. Est-ce bien là une preuve que la famille n'existe pas en Russie?
   Passons aux seigneurs dans leurs rapports avec la famille serve.
   Mais pour la clartê du rêcit, distinguons la norme des abus, les droits des crimes.
   Le droit du seigneur n'a jamais existê chez les Slaves.
   Le propriêtaire ne peut lêgalement exiger ni les prêmices d'un mariage, ni l'infidêlitê aux liens conjugaux. Si la loi êtait exêcutêe en Russie, il serait puni êgalement pour le viol d'une femme serve, comme pour un attentat contre une femme libre; c'est-à-dire qu'il encourrait les travaux forcês ou l'exil en Sibêrie, avec perte de tous ses droits, selon la gravitê des circonstances. Telle est la loi; regardons les faits.
   Je ne prêtends point contester qu'avec la position sociale que ie gouvernement a faite aux seigneurs, il ne leur soit très facile de dêbaucher les filles et les femmes de leurs serfs. A force d'oppression, de punitions, le seigneur trouvera toujours des maris qui lui cêderont leurs femmes, des pères qui lui amèneront leurs filles, tout comme ce brave gentilhomme franèais, des Mêmoires de Peuchot, qui implorait, en plein dix-huitième siècle, la grâce spêciale de placer sa fille dans le Parc-aux-Cerfs.
   Il n'est pas êtonnant non plus que le père et le mari les plus honnêtes ne puissent trouver justice contre le seigneur, grâce à la belle organisation judiciaire en Russie; tous les deux se verront alors dans la position de M. Tiercelin, auquel Louis XV fit voler, par M. Berryer, sa fille âgêe de onze ans. Toutes ces sales infamies sont parfaitement possibles, je l'avoue; il suffit d'en appeler au souvenir de ceux qui connaissent les mœurs grossières et dêpravêes d'une partie de la noblesse russe; mais quant au paysan, celui-ci est bien loin d'être indiffêrent au dêvergondage de ses maîtres.
   Permettez-moi de vous en citer une preuve:
   La moitiê des seigneurs assassinês par leurs paysans (les documents statistiques en portent le chiffre de soixante à soixante-dix par an) tombent victimes de leurs exploits erotiques. Les procès sont rares; le paysan sait que le tribunal reste invariablement sourd à ses plaintes; mais il a une hache, il la manie d'une manière admirable, et il le sait.
   Gela dit sur les paysans, je vous demanderai, Monsieur, de vouloir bien me suivre dans quelques rêflexions au sujet de la Russie civilisêe.
   Vous n'avez pas êtê plus indulgent pour le mouvement intellectuel que pour le caractère populaire; d'un seul trait de plume vous en avez effacê tout le travail, un travail produit par des mains enchaînêes.
   Un des personnages de Shakespeare ne sachant comment humilier un adversaire mêprisê, lui dit: "Je doute même si tu existes!" Vous êtes allê plus loin, Monsieur; vous ne doutez même de la non-existence de la littêrature russe.
   Je cite textuellement vos paroles:
   "Nous ne nous amusons pas à regarder en haut, si quelques gens d'esprit de Pêtersbourg, s'exerèant dans la langue russe, comme dans une langue savante, ont amusê l'Europe de la pâle reprêsentation d'une prêtendue littêrature russe. Sans mon respect pour Mickiewicz, pour les erreurs des saints, j'accuserais volontiers la facilitê (disons même la clêmence) avec laquelle il a bien voulu parler sêrieusement de cette plaisanterie".
   Je cherche en vain, Monsieur, la raison de cet accueil de dêdain avec lequel vous recevez le premier cri de douleur d'un peuple qui se rêveille en prison, êlan que la main du geôlier s'efforce d'êtouffer dêjà à sa naissance.
   Pourquoi n'avez-vous pas voulu prêter l'oreille aux accents dêchirants de notre poêsie si triste, de nos chants qui ne sont que des larmes sonores? Quel est le voile qui est venu vous dêrober la vue de notre rire convulsif, de cette ironie perpêtuelle qui cache notre cœur profondêment ulcêrê, et qui n'est au fond que la conscience fatale de notre impuissance?
   Ah, que je voudrais pouvoir traduire dignement pour vous quelques pièces lyriques de Pouchkine, de Lermontoff, ou quelques chansons populaires de Koltzoff! Vous nous tendriez une main cordiale, Monsieur, vous seriez alors le premier à nous demander l'oubli de vos affirmations prêcêdentes.
   Après le communisme moujique, rien ne caractêrise plus la Russie, rien ne prêsage autant son avenir, que son mouvement littêraire.
   Entre le paysan et la littêrature, se dresse le monstre de la Russie officielle, de la "Russie-mensonge", de la "Russie-cholêra", ainsi que vous l'avez parfaitement nommêe.
   Cette Russie commence par l'empereur et continue de soldat à soldat, de greffier à greffier, jusqu'au plus petit adjoint d'un commissaire de police dans le district le plus êloignê de l'empire. C'est ainsi qu'elle se dêroule et qu'elle gagne à chaque degrê, comme dans les Bolgi de Dante, une nouvelle puissance de mal, une plus grande intensitê de dêpravation et de tyrannie. Pyramide vivante de crimes, d'abus, de concussions, de bâtons de police, d'administrateurs allemands sans cœur et toujours affamês, de juges ignorants et toujours ivres, d'aristocrates toujours laquais; le tout soudê par la complicitê, parle partage du butin, et appuyê enfin sur six cent mille machines organiques à baïonnette.
   Le paysan ne se souille jamais par le contact avec ce monde de cynisme gouvernemental; il l'endure, voilà sa seule complicitê.
   Le camp opposê à la Russie officielle se forme d'une poignêe d'hommes rêsignês, qui protestent, qui la combattent, qui la dêvoilent, qui la minent.
   Lutteurs isolês de temps à autre ils se voient traînês aux casemates, torturês, dêportês en Sibêrie, mais les postes ne restent pas longtemps vacants; de nouveaux combattants s'avancent; c'est là notre tradition, c'est là notre majorât à nous.
   Les consêquences terribles de la parole humaine en Russie, en augmentent nêcessairement la force. La voix de l'homme libre est recueillie avec sympathie et vênêration, car pour l'êlever chez nous, il faut absolument avoir quelque chose à dire. On ne se dêcide pas trop lêgèrement à publier ses pensêes, lorsque au bout de chaque feuille, l'on voit poindre le gendarme, la troïka, la kibitka, et en perspective Tobolsk ou Irkoutsk.
   J'ai assez parlê dans ma prêsente brochure de la littêrature russe; je n'ajouterai ici que quelques rêflexions gênêrales.
   Tristesse, scepticisme, ironie, telles sont les trois cordes de la lyre russe.
   Lorsque Pouchkine commence un de ses meilleurs poèmes par ces mots calmes et lugubres: "Il n'y a pas de justice sur la terre... mais encore il n'y en a pas là-haut! C'est clair comme une simple gamme musicale!" {Mozart et Salieri. Ce poème est traduit en. allemand, par M. Kodenstadz.} Ne croiriez-vous pas, Monsieur, sentir votre cœur glacê, entrevoir derrière cette apparente tranquillitê, une existence brisêe, deviner un homme qui s'habitue dêjà à souffrir?
   Lermontoff, accablê du dêgoût de la sociêtê au milieu de laquelle il vivait, adresse, à peine âgê de 30 ans, à ses contemporains les paroles suivantes:
   "Je contemple avec douleur notre gênêration; son avenir est vide et sombre; elle vieillira dans l'inaction, elle s'affaissera sous le poids du doute et d'une science stêrile.
   La vie nous fatigue comme un long voyage sans but.
   Nous sommes comme ces fruits prêcoces qui s'êgarent parfois, orphelins êtrangers parmi les fleurs; ils ne charment ni l'œil, ni le goût; ils tombent au moment de mûrir...
   Nous nous prêcipitons vers la tombe, sans bonheur, sans gloire, et nous jetons avant le trêpas un regard d'amer dêdain sur notre passê.
   Nous passerons inaperèus sur cette terre, foule morne, silencieuse et bientôt oubliêe.
   Nous ne lêguerons rien à nos descendants, ni une idêe fêconde, ni aucune œuvre de gênie, et ils insulteront nos cendres par un vers dêdaigneux ou par le sarcasme qu'adresse un fils ruinê à un père dissipateur".
   Je ne connais qu'un seul poète moderne qui ait fait vibrer avec autant de force les cordes sombres de l'âme humaine. Ce poète naquit aussi esclave, et mourut êgalement avant le rêveil de sa patrie. C'est l'apologiste de la mort, le cêlèbre Lêopardi, lui qui se reprêsentait le monde comme une ligue de malfaiteurs faisant une guerre acharnêe à quelques fous vertueux.
   La Russie n'a eu qu'un peintre gênêralement connu: Bruloff. Quel est donc le sujet où l'artiste a cherchê l'inspiration, quel est, dis-je, le sujet de son tableau chef-d'œuvre, qui lui a valu quelque rêputation en Italie?
   Regardez cette êtrange production.
   Sur une immense toile vous voyez des groupes d'hommes stupêfaits, effrayês; ils s'efforcent de se sauver; ils pêrissent au milieu d'un tremblement de terre, d'une êruption volcanique, d'un vêritable orage de cataclysme; ils succombent à une force sauvage, stupide, inique, contre laquelle toute rêsistance serait inutile. Telle est l'inspiration puisêe dans l'atmosphère de Pê-tersbourg.
   Le roman russe n'est que de l'anatomie pathologique; ce n'est qu'une constatation du mal qui nous ronge, une accusation continuelle de soi-même, accusation sans rêpit ni misêricorde. Ici l'on n'entend point la voix douce descendue des cieux, et qui annonce à Faust le pardon de la jeune fille coupable. Ici l'on ne cherche pas de consolation; le doute, la malêdiction, seuls êlèvent ici la parole. Et pourtant, si la Russie peut être sauvêe, elle le sera par ce sentiment profond de notre situation, et par le peu de soin que nous mettons à le cacher devant le monde.
   "Celui qui avoue franchement ses dêfauts, sent qu'il y a en lui quelque chose qui êchappe et rêsiste à la chute; il comprend qu'il peut racheter son passê, et non seulement relever la tête, mais devenir, comme dans la tragêdie de Byron, Sardanapale le hêros, de Sardanapale l'effêminê".
   Le peuple russe ne lit pas. Vous le savez bien, Monsieur, ce n'êtait pas non plus le peuple des campagnes qui lisait les Voltaire et les Diderot; c'êtaient la noblesse et une partie du tiers êtat. La partie êclairêe du tiers êtat appartient en Russie à la noblesse. Cette dernière se constitue de tout ce qui a cessê d'être peuple; elle a même un prolêtariat nobiliaire, qui se fond en partie dans l'êlêment populaire, et un autre prolêtariat affranchi qui remonte vers le haut et s'ennoblit. Cette fluctuation, ce va-et-vient continuel, imprime à la noblesse russe un caractère que vous ne trouverez pas dans les classes privilêgiêes du reste de l'Europe. En un mot, toute l'histoire russe, depuis Pierre Ier n'est que l'histoire de la noblesse et de l'influence que la civilisation europêenne a exercêe sur cette dernière. J'ajouterai ici que le nombre de la noblesse en Russie, êgale au moins la moitiê du chiffre des êlecteurs en France, après la loi du 31 mai.
   Pendant le XVIIIe siècle, la littêrature nêo-russe poursuivait le procès de l'êlaboration de cette langue riche, sonore et magnifique que nous êcrivons aujourd'hui, langage souple, ênergique, apte à exprimer les idêes les plus abstraites de la mêtaphysique allemande, et la phrase lêgère, pêtillante d'esprit, de la conversation franèaise. Cette littêrature, êclose sous l'inspiration du gênie de Pierre Ier, prêsentait un caractère gouvernemental, il est vrai, mais gouvernemental alors signifiait rêformateur, presque rêvolutionnaire.
   Le trône impêrial, jusqu'au moment de la grande Rêvolution de 89, se drapait majestueusement dans les plus beaux plis de la civilisation et de la philosophie europêennes. Catherine II mêritait qu'on lui reprêsentât des villages en carton et des palais en planches fraîchement badigeonnêes; personne ne connaissait mieux qu'elle l'art de la mise en scène. Au palais de l'Ermitage s'êtalaient à l'envi Voltaire, Montesquieu, Beccaria. Vous connaissez, Monsieur, le revers d& la mêdaille.
   Cependant, un accent inattendu, êtrange, commenèait à troubler le concert triomphal des apologies pindariques de la cour. Ce son, vibrant d'une ironie sarcastique, d'une tendance fortement prononcêe vers la critique, vers le scepticisme, ce son, dis-je, êtait le seul susceptible de vitalitê, de dêveloppement ultêrieur. Le reste, temporaire et exotique, devait nêcessairement pêrir.
   Le vêritable caractère de la pensêe russe poêtique ou spêculative, se dêveloppe dans toute sa force depuis l'avènement au trône de Nicolas. Le trait distinctif de ce mouvement, c'est une êmancipation tragique de la conscience, une nêgation implaoa-ble, une ironie amère, un malheureux retour sur soi-même. Un rire fou l'accompagne parfois, mais ce rire n'a en lui rien de gai.
   Jetê dans un milieu accablant, douê d'une grande sagacitê, d'une logique fatale, le Russe s'affranchit brusquement de la religion et des mœurs de ses pères.
   Le Russe êmancipê est l'homme le plus indêpendant de l'Europe. Qui est-ce qui pourrait l'arrêter? Serait ce le respect pour son passê?.. Mais l'histoire de la Russie nouvelle ne commen-ce-t-elle pas par une nêgation absolue de la nationalitê et de la tradition?
   Serait-ce cet autre passê indêfini, la pêriode de Pêtersbourg peut-être? Ah, celui-là ne nous oblige à rien; "ce cinquième acte d'une tragêdie sanguinaire jouêe dans un lupanar" {Ainsi que l'a dit admirablement un collaborateur du journal II Progressa, dans un article sur la Russie, publiê le 1er août 1851.} nous êmancipe, mais il ne nous impose aucune croyance.
   D'un autre côtê, votre passê à vous, occidentaux, nous sert d'instruction, et voilà tout; nous ne nous considêrons nullement comme exêcuteurs testamentaires de votre histoire.
   Vos doutes, nous les acceptons; votre foi ne nous êmeut pas. Vous êtes pour nous trop religieux. Vos haines, nous les partageons; votre attachement pour l'hêritage de vos ancêtres, nous ne le comprenons pas; nous sommes trop opprimês, trop malheureux pour nous contenter d'une demi-libertê. Vous avez des mênagements à garder; des scrupules vous retiennent; nous autres, nous n'avons ni mênagements, ni scrupules, mais la force nous manque pour le moment...
   C'est de là, Monsieur, que nous vient cette ironie, cette rage qui nous exaspère, qui nous mine, qui nous pousse en avant, qui nous conduit quelquefois en Sibêrie, à la torture, en exil, à une mort prêcoce. L'on se dêvoue sans aucun espoir; par dêgoût, par ennui... Il y a.vraiment quelque chose d'insensê dans notre vie, mais rien de banal, rien de stationnaire, rien de bourgeois.
   Ne nous accusez pas d'immoralitê parce que nous ne respectons pas ce que vous respectez. Depuis quand reproche-t-on aux enfants trouvês de ne pas vênêrer leur parents? Nous sommes libres, car nous commenèons par nous-mêmes. Le traditionnel en nous, c'est notre organisme, c'est notre nationalitê; ils sont inhêrents à tout notre être; c'est là notre sang, notre instinct, et nullement une autoritê obligatoire. Nous sommes indêpendants, car nous ne possêdons rien; nous n'avons presque rien à aimer; il y a de l'amertume, de l'offense dans chacun de nos souvenirs. La civilisation, la science, on nous les a tendues au bout d'un knout.
   Qu'avons-nous donc à dêmêler avec vos devoirs traditionnels, nous, les mineurs, les dêshêritês? Et comment pourrions-nous franchement accepter une morale fanêe, une morale ni chrêtienne ni humaine, existant seulement dans les exercices de rhêtorique, et dans les rêquisitoires des procureurs? Quelle vênêration voudrait-on nous inspirer pour ce prêtoire de votre justice barbaro-romaine, pour ces voûtes lourdes, êcrasantes, sans air, sans lumière, rebâties au moyen âge, et replâtrêes par les affranchis du tiers êtat? Ce n'est peut-être pas là le guet-apens des tribunaux russes, mais qui pourrait nous prouver que c'est de la justice?
   Nous voyons clairement que la distinction entre vos lois et les oukases gît principalement dans la lêgende du prêambule. Les oukases commencent par une vêritê accablante: "Le tzar l'ordonne"; vos lois portent en tête le mensonge offensant de la triple devise rêpublicaine, l'invocation ironique du nom du Peuple franèais. Le Code-Nicolas est dirigê exclusivement contre les hommes et en faveur de l'autoritê. Le Code-Napolêon ne nous paraît pas avoir d'autre caractère. Nous traînons assez de chaînes que la force nous a imposêes pour les alourdir encore d'autres, dues à notre propre choix. Sous ce rapport nous nous trouvons parfaitement êgaux à nos paysans. Nous obêissons à la force brutale; nous sommes esclaves parce que nous n'avons pas le moyen de nous affranchir; toutefois du camp ennemi, nous n'accepterons rien.
   La Russie ne sera jamais protestante.
   La Russie ne sera jamais juste-milieu.
   La Russie ne fera pas de rêvolution, dans le seul but de se dêfaire du tzar Nicolas et d'obtenir, pour prix de sa victoire, des reprêsentants-tzars, des tribunaux-tzars, une police-tzare, des lois-tzares.
   Nous demandons trop peut-être, et nous ne parviendrons à rien. C'est possible, mais nous ne dêsespêrons pas; la Russie avant 1848 ne pouvait, ne devait entrer dans la phase rêvolutionnaire: elle n'avait qu'à faire son êducation, et elle l'a fait en ce moment. Le tzar lui-même s'en aperèoit; aussi assomme-t-il à coup de massue les universitês, les idêes, les sciences; il s'efforce d'isoler la Russie de l'Europe, de tuer la civilisation; il fait son mêtier.
   Rêussira-t-il?
   Je l'ai dit ailleurs: il ne faut pas se fier aveuglêment à l'avenir; chaque fœtus a droit au dêveloppement, mais chaque fœtus ne se dêveloppe pas pour cela. L'avenir de la Russie ne dêpend pas d'elle seule; il est liê à celui de l'Europe entière. Qui pourrait prêdire le sort du monde slave, lorsque la rêaction et l'absolutisme auront vaincu la Rêvolution en Europe?
   Il pêrira peut-être, qui le sait?
   Mais alors l'Europe pêrira aussi...
   Et l'histoire continuera en Amêrique...
   J'en êtais là, Monsieur, lorsque j'ai reèu les deux derniers feuilletons de votre lêgende. Mon premier mouvement à cette lecture, fut de jeter mon travail au feu. Pour un cœur aussi noble, aussi sincère que le vôtre, il ne fallait pas attendre la justice d'une rêclamation du dehors, en faveur d'un peuple mêconnu. Votre âme sympathique, aimante, a pris le dessus sur le rôle de juge inexorable, de vengeur d'un peuple martyr. Vous vous êtes contredit, mais de pareilles contradictions sont sublimes.
   J'ai cependant pensê en relisant ma lettre, que vous pourriez y trouver quelques nouveaux aperèus sur la Russie, et sur le monde slave; je me suis dêcidê à vous l'envoyer. J'ai pleine confiance que vous me pardonnerez de bon cœur les endroits où j'ai pu me laisser emporter par une fougue barbare; on n'a pas pour riendu sang cosaque dans les veines. Je tenais tant, Monsieur, à modifier vos opinions sur le peuple russe; il m'êtait si triste, si pênible de nous voir accablês par votre main; je n'ai pu êtouffer toujours la douleur de mes êmotions; j'ai laissê courir ma plume jusqu'au bout. Je vois maintenant que vous ne dêsespêrez pas de nous, je vois que sous le cafetan grossier du paysan russe vous avez retrouvê l'homme, je le vois, et à mon tour je vous confesse que nous comprenons parfaitement l'impression que le nom seul de la Russie doit êveiller dans l'âme de tout homme libre. Nous la maudissons souvent nous-mêmes, cette triste patrie. Vous le savez, Monsieur, sans quoi vous n'auriez pas êcrit ces remarquables paroles: "Tout ce que nous avons dit sur le nêant moral de la Russie, est faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux-mêmes".
   Nous aussi, nous sommes revenus de nos oraisons funèbres sur la Russie, et avec vous nous disons: "Sous la tombe est une êtincelle". Vous l'avez devinêe par l'intuition de l'amour; nous autres, nous l'avons vue, nous l'avons sentie. Cette êtincelle ne s'est pas êteinte dans le sang, ni dans les glaces de la Sibêrie, ni dans les profondeurs des mines et des cachots. Ah, puisse-t-elle couver sous la cendre! La bise âpre, sauvage, qui souffle de l'Europe, serait de force à l'anêantir. La Russie se trouve serrêe entre deux Sibêries; l'une blanche de neige, l'autre blanche d'opinion.
   L'heure de notre action n'a pas sonnê; la France se prêvaut encore à juste titre de l'honneur du premier pas; elle aura même toutes les difficultês du choix, et cela jusqu'en 1852. L'Europe nous prêcêdera sans faute dans la tombe ou dans la vie nouvelle, non seulement en vertu de son droit d'aînesse, mais à cause du rapport gênêral de la rêvolution soeiale au monde slave, ainsi que j'ai tâchê de le dêmontrer. Le jour de notre action peut être êloignê; le jour de la conscience, de la pensêe, de la parole s'est dêjà levê. Nous avons assez vêcu dans le silence et dans le sommeil; il est temps de raconter nos rêves et les fruits de nos mêditations.
   Et en effet, à qui la faute, s'il a fallu attendre jusqu'en 1847 pour "qu'un Allemand (Haxthausen) eût dêcouvert, comme vous le dites, la Russie populaire, que l'on ne connaissait pas plus que l'Amêrique avant Colomb".
   La faute en est à nous, je l'avoue, Monsieur, à nous, pauvres muets, à notre pusillanimitê, à notre parole paralysêe par la crainte, à notre imagination frappêe par la terreur. Nous craignons même de confesser hors de nos frontières l'horreur que nous inspirent nos chaînes. Forèats nês et condamnês à traîner le boulet jusqu'à la tombe, nous nous offensons chaque fois que l'on parle de nous comme d'esclaves volontaires, comme de nègres gelês, et cependant nous nous gardons de protester publiquement.
   Il faudrait se dêcider enfin à subir ces accusations, ou bien à leur mettre un terme, et à faire retentir la libre parole russe. Mieux vaut pêrir suspectês d'être hommes que de porter sur son front la marque êternelle du servage, et de plier sous le dur reproche d'être esclaves par goût.
   Malheureusement, en Russie, la parole libre êtonne; elle fait peur. J'ai essayê seulement de soulever un coin du voile êpais qui nous dêrobe aux regards de l'Europe; je n'ai parlê que de tendances thêoriques, d'espêrances lointaines, d'êlêments organiques pour l'avenir; et pourtant ma brochure, sur le compte de laquelle vous avez bien voulu vous exprimer en termes si flatteurs, a produit en Russie une douloureuse impression. Des voix amies, que je respecte, l'ont condamnêe. On l'a taxêe d'aveu de culpabilitê. Aveu!.. Et de quel crime? Du crime d& notre malheur, de nos souffrances, de notre dêsir de briser cette-odieuse position... Pauvres et chers amis! Qu'ils me pardonnent, ce forfait; je le rêpète encore.
   Ah, Monsieur, il est lourd, il est atroce, le joug d'un long esclavage, sans lutte et sans espoir à court terme! Il finit par user les âmes les plus gênêreuses, les plus nobles, les plus dêvouêes. Où est le hêros qui ne tomberait à la longue de lassitude, de dêsespoir, prêfêrant à tous ces rêves un peu de repos avant sa mort?
   Non, je ne me tairai pas. Ma parole vengera ces existences infortunêes, brisêes sous la pression de l'absolutisme russe, de ce rêgime infernal qui frappe l'homme de prostration morale et d'atonie mortuaire.
   Nous sommes forcês de parler, autrement l'on ne se douterait jamais de ce que ces hommes gênêreux enterrent de beau et de sublime au fond de leur poitrine, de ce qu'ils vont ensevelir s

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  • Категория: Книги | Добавил: Armush (21.11.2012)
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