Произведения 1851-1852 годов
А. И. Герцен. Собрание сочинений в тридцати томах.
Том седьмой. О развитии революционных идей в России. Произведения 1851-1852 годов
М., Издательство Академии Наук СССР, 1956
Дополнение:
Том тридцатый. Книга вторая. Письма 1869-1870 годов. Дополнения к изданию.
М., Издательство Академии Наук СССР, 1965
Dêdicace
Посвящение (перевод)
Le peuple Russe et le socialisme
Русский народ и социализм (авторизованный перевод)
Поврежденный
<Беру вас в судьи...> (перевод)
An die Redaktion der "Neuen Zürcher Zeitung"
В редакцию "Neuen Zürcher Zeitung" (перевод)
J'avais treize ans lorsque je te rencontrai. Tu êtais plus jeune d'une annêe. Nous entrâmes ensemble dans la vie.
Nous marchions sans crainte, la tête haute, le cœur plein de feu, nous n'êtions pas avares de nous-mêmes, nous rêpondions à chaque appel, nous nous abandonnions avec franchise et en entier à chaque entraînement. La route choisie par nous n'êtait pas facile, mais nous ne l'avons jamais dêlaissêe; blessês, brisês nous marchions - et nul ne prit les devants sur nous.
Je suis arrivê, moi... non au but, mais là où commence la descente, et je cherche ta main, afin de nous en aller ensemble, comme nous sommes venus, et te souriant avec tristesse, te dire en te pressant cette main: "Ami, voilà tout!", car je n'attends rien pour moi, rien ne m'êtonnera, ni me rêjouira profondêment. L'êtonnement et le bonheur sont bridês en moi par les rêminiscences du passê, par les craintes de l'avenir. J'ai acquis tant de foice d'indiffêrence, de rêsignation, de scepticisme, je veux dire, tant de vieillesse, que je survivrai à tous les coups de fatalitê, quoique je n'aie ni le dêsir de vivre longtemps, ni celui de mourir demain. La fin viendra par hasard sans conscience, ni raison, comme le commencement. Je ne la provoque, ni la fuis - et cela parce que je suis vieux.
En veux tu encore la preuve: je ne trouve en moi ni l'ênergie, ni la fraîcheur nêcessaires pour entreprendre un nouveau travail et involontairement l'idêe sênile de rassembler tout ce que j'ai êcrit dans un seul livre s'est prêsentêe à moi.
Une partie de ce qui nous soudait si intimement s'est enfouie dans ces feuilles êparses et oubliêes et tu l'y retrouveras plus jeune, plus sonore qu'en moi-même.
Je t'offre ces feuilles.
Pour toi elles auront un double sens, comme les tombes que nous rencontrons dans un cimetière et sur lesquelles nous lisons des noms que nous avons connus et aimês.
10 juin 1851. Paris.
Rue S. Hyacinthe.
Hôtel du Prince Rêgent.
Мне было тринадцать лет, когда я тебя встретил. Ты был моложе на год. Вместе входили мы в жизнь.
Шли мы безбоязненно, с высоко поднятой головой, о сердцем, полным агня; не скупясь расходовали мы себя, мы отвечали всякому призыву, искренне и безраздельно отдавались мы всякому увлечению. Путь, нами избранный, был не легок, но мы никогда его не покидали; раненные, сломанные, мы шли- и нас никто не обгонял.
Я дошел... не до цели, а до того места, где начинается спуск, и я ищу твоей руки, чтобы вместе выйти, как мы вместе пришли, чтобы пожать ее и сказать тебе, грустно улыбаясь: "Друг, вот и всё!", ибо для себя я больше ничего не жду, ничто не удивит меня, ничто не обрадует глубоко. Удивление и радость обузданы во мне воспоминаниями былого, страхом будущего. Я достиг такой силы безразличия, безропотности, скептицизма, иначе говоря - такой старости, что переживу все удары судьбы, хоть равно не желаю ни долго жить, ни завтра умереть. Конец придет так же случайно, бессознательно и бессмысленно, как начало. Я не тороплю его и не избегаю - и это потому, что я стар.
И если хочешь - вот тебе еще доказательство: я не нахожу в себе ни энергии, ни свежести, нужных для того, чтобы предпринять новый труд, и мне невольно пришла на ум старческая мысль собрать все написанное мною в одну книгу.
Часть того, что соединяло нас так тесно, скрыта в этих разрозненных и позабытых листках, и ты там вновь найдешь все это более юным, более звучным, чем во мне самом.
Преподношу тебе эти листки.
Для тебя они будут иметь двойное значение, как те могилы, которые мы встречаем на кладбище и на которых читаем знакомые нам и некогда любимые имена.
10 июня 1851 г. Париж.
Улица Св. Гиацинта.
Отель Принца-регента.
LE PEUPLE RUSSE ET LE SOCIALISME
LETTRE À MONSIEUR J. MICHELET,
professeur au Collège de France
Cette lettre, imprimêe à Nice en 1851, n'a jamais eu de circulation qu'en Piêmont et en Suisse. Presque toute l'êdition a êtê saisie à Marseille par la douane, qui a oubliê de la renvoyer, sans êgard aux rêclamations.
Les temps ont changê; pourtant, nous pensons que cette lettre ne sera pas dênuêe d'intêrêt pour le public.
Le cêlèbre historien a publiê sur cette lettre, dans l'Avènement, un article plein de sentiments de bienveillance et de sentiments d'amitiê personnelle pour l'auteur1.
1 Ввиду отсутствия этого предисловия в публикуемом ниже авторизованном переводе "Русского народа и социализма", русский текст его приводится здесь: <"Предисловие ко второму изданию">. Письмо это, напечатанное в Ницце в 1851 году, получило распространение только в Пьемонте и Швейцарии. Почти все издание было захвачено в Марселе таможней, забывшей возвратить его, несмотря на требования.
Времена изменились; тем не менее, мы полагаем, что письмо это не будет лишено интереса для публики.
Знаменитый историк опубликовал в "L'Avènement" по поводу этого письма статью, полную доброжелательства и личных дружеских чувств к автору" (франц.).- Ред.
Monsieur,
Vous êtes trop haut placê dans l'estime gênêrale, vos paroles sont accueillies par la dêmocratie europêenne avec trop de confiance que votre noble plume vous a si justement conquise, pour qu'il me soit permis, dans une cause qui touche à mes convictions les plus profondes, de laisser sans rêponse la caractêristique du peuple russe que vous faites dans votre beau travail sur Kosciusko {Feuilleton du journal VEvênement, depuis le 28 août jusqu'au 15 septembre 1851.}.
Cette rêponse est d'autant plus indispensable, qu'il est' temps de faire voir à l'Europe qu'en parlant actuellement de la Russie, ce n'est plus d'un absent, d'un êloignê, d'un muet que l'on parle. Nous sommes prêsents, nous qui avons quittê la Russie avec le seul but de faire retentir en Europe le libre verbe russe. La parole devient pour nous un devoir, quand un homme, appuyê sur une grande et lêgitime autoritê, vient de nous dire que: "il affirme, qu'il jure, qu'il prouvera que la Russie n'existe pas, que les Russes ne sont pas des hommes, qu'il leur manque le sens moral".
Voulez-vous parler de la Russie officielle, de l'empire des faèades, du gouvernement byzantino-allemand? D'accord, nous acquiesèons d'avance à tout ce que vous nous direz; la dêfense ne nous incombe nullement; le gouvernement russe a assez d'agents littêraires dans la presse parisienne pour que les apologies les plus êloquentes lui fassent jamais dêfaut.
Mais ce n'est plus de la sociêtê officielle seule qu'il s'agit dans votre travail; vous avez agitê la question jusque dans ses dernières profondeurs; vous avez parlê du peuple.
Le pauvre peuple russe n'a personne pour êlever la voix en sa faveur; je vous le demande, Monsieur, nous serait-il, sans lâchetê, possible en pareille occasion de nous imposer le silence? Le peuple russe, Monsieur, existe, il vit, il n'est même pas vieux, il est très jeune. On meurt quelquefois jeune, avant d'avoir vêcu; cela arrive, mais cela n'est pas normal.
Le passê du peuple russe est obscur; son prêsent - affreux, il a nêanmoins quelques droits à l'avenir; il ne croit pas à son êtat actuel, il a la têmêritê d'espêrer, et il espère d'autant plus qu'il possède moins.
La pêriode la plus difficile pour le peuple russe s'approche de sa fin. Une lutte terrible l'attend; son ennemi s'y prêpare.
La grande question, le to be or not to be de la Russie, sera bientôt dêcidêe. Mais avant le combat on n'a pas le droit de dêsespêrer du rêsultat.
La question russe acquiert des proportions graves, inquiêtantes; on s'en prêoccupe vivement dans tous les partis; mais il me semble qu'on s'occupe trop de la Russie du tzar, de la Russie officielle, et trop peu de la Russie du peuple, de la Russie occulte.
Et même en ne considêrant la Russie qu'à son point de vue gouvernemental, ne croyez-vous pas qu'il fût utile de faire plus ample connaissance avec ce voisin incommode qui sait placer dans chaque coin de l'Europe ici un espion, là une baïonnette? Le gouvernement russe touche à la Mêditerranêe par sa protection de la Porte-Ottomane, au Rhin par sa protection des cousins et beaux-frères d'Allemagne, et à l'Atlantique par sa protection de l'ordre en France.
Il faudrait, dis-je, apprêcier à sa juste valeur ce protecteur universel, et voir, si cet êtrange empire n'eut, en effet, d'autre raison d'existence que cette vocation hideuse que s'est donnêe le gouvernement de St.-Pêtersbourg, d'être une borne jetêe au travers de la route royale de l'humanitê.
L'Europe touche à un cataclysme terrible. Le monde du moyen âge finit; le monde fêodal se meurt. Les rêvolutions politiques et religieuses s'affaissent sous le poids de leur impuissance; elles ont accompli de grandes choses, mais elles n'ont pas suffi à leur tâche; elles ont dêpouillê le trône et l'autel de leur prestige, sans rêaliser la libertê; elles ont allumê dans les cœurs des dêsirs sans offrir aucun moyen de les satisfaire. Parlementarisme, protestantisme, tout cela n'a êtê qu'ajournement, salut provisoire, endiguement, qui arrêta pour quelques moments la mort et la naissance. Ce temps est rêvolu. Depuis 1848, l'on s'aperèoit que ni les rêminiscences du droit romain, ni une piètre lêgalitê, ni une maigre philosophie dêiste, ni un rationalisme religieux stêrile, ne peuvent ajourner l'accomplissement des destinêes sociales.
L'orage approche, on ne peut plus s'y mêprendre; rêvolutionnaires et rêacteurs en conviennent.Le vertige s'empare de tout le monde; une question lourde, une question de vie et de mort, opprime la poitrine. On est inquiet, agitê; on se demande si l'Europe, ce 18 Том vu vieux Prothêe, cet organisme usê, pourra trouver encore assez de force pour opêrer sa rêgênêration. On redoute la rêponse, on frêmit d'incertitude.
La question est grave en effet.
Oui, la vieille Europe, pourra-t-elle changer son sang atrophiê et s'êlancer à perte de vue dans cet avenir sans bornes qui nous entraîne d'une force irrêsistible, passionnêe, fatale, vers lequel nous nous prêcipiterons envers et contre tout, dussions-nous passer sur les ruines de nos maisons paternelles, disperser les trêsors des civilisations êcoulêes et les richesses de la dernière culture?
Des deux côtês la position est êgalement apprêciêe. L'Europe rentre dans la nuit morne et êpaisse qui doit prêcêder l'aube de cette lutte dêcisive. Ce n'est plus une existence, c'est une attente, une anxiêtê. Tout est renversê. Plus de lêgalitê, plus de justice, plus de simulacre de libertê; une inquisition laïque et irrêligieuse règne en absolue; les lois sont remplacêes par le code soldatesque d'une place assiêgêe. Une seule force morale prêside, dicte et ordonne; c'est la peur; elle suffit. Toutes les questions sont repoussêes au second plan devant le grand intêrêt rêactionnaire. Les gouvernements en apparence les plus opposês de principes se fondent fraternellement dans une seule police œcumênique. L'empereur de Russie, sans cacher sa haine contre les Franèais, rêcompense le prêfet de la police de Paris; le roi de Naples, de sa main de geôlier, dêcore le prêsident de la Rêpublique. Le roi de Berlin, affublê d'un uniforme russe, court à Varsovie se jeter dans les bras de son ennemi l'empereur d'Autriche sous la bênêdiction tutêlaire de Nicolas, ce tzar schismatique qui, à son tour, offre ses troupes au Pontife de Rome. Au milieu de ce sabbat, de cette nuit walkyrienne de la rêaction, toute sêcuritê individuelle a disparu; aucune des garanties qui existent même dans les sociêtês les moins avancêes, en Chine, en Perse, n'est plus respectêe dans les capitales du monde ex-civilisê.
On ne se retrouve plus. Est-ce bien là l'Europe que nous avons connue et aimêe?
En vêritê, s'il n'y avait pas d'Angleterre, libre et fière, si ce diamant enchâssê dans l'argent de la mer, comme dit Shakespeare, cessait de briller; si la Suisse par crainte du Cêsar persistait comme l'apôtre Pierre à renier son principe; si le Piêmont, ce seul bras libre et fort de l'Italie, si ce refuge, dis-je, de la civilisation chassêe du Nord et se repliant derrière les Alpes sans oser passer les Apennins, venait soudain à se fermer aux sentiments humains; si, en un mot, ces trois pays allaient être infectês du souffle dêlêtère de Paris et de Vienne, l'on pourrait croire que la dissolution du vieux monde eût dêjà êtê perpêtrêe par les mains parricides des conservateurs, et que la barbarie eût dêjà commencê en France et en Allemagne.
Au milieu de ce chaos, de cette agonie en dêmence, de cet enfantement douloureux; au milieu de ce monde qui s'êcroule putrêfiê autour d'un berceau, les regards se dirigent involontairement vers l'Orient.
Pareil à une montagne sombre qui se dêgage du brouillard, on y distingue un empire menaèant, hostile; on dirait même qu'il s'avance comme une avalanche ou comme un hêritier impatient, prêt à accêlêrer la lenteur des derniers moments du moribond.
Cet empire, inconnu il y a deux siècles, s'est tout à coup prêsentê grossièrement, et sans invitation, sans droit, il est venu s'asseoir, le verbe haut, au concile des souverains de l'Europe, en rêclamant sa part du butin à la conquête duquel il n'avait nullement contribuê.
Personne n'osa lui contester ses prêtentions de s'immiscer dans les affaires de l'Europe.
Charles XII tenta l'essai, mais son glaive jusque-là invincible se brisa à la tâche; Frêdêric II voulut s'opposer aux empiêtements de la cour de Pêtersbourg; Kœnigsberg et Berlin tombèrent au pouvoir de l'ennemi du Nord. Le tzar Napolêon pênêtra à la tête d'un demi-million d'hommes jusqu'au cœur du gêant. Il en sortit furtivement, seul, dans un misêrable traîneau de poste. L'Europe vit avec stupêfaction la fuite de Napolêon, les nuêes de Cosaques volant à sa poursuite, les armêes russes s'acheminant vers Paris et jetant sur leur chemin, à l'Allemagne, l'aumône de son indêpendance nationale. Vampire monstrueux, il ne semble exister que pour guetter les fautes des peuples et des rois. Hier nous l'avons vu presque êcraser l'Autriche en l'aidant contre la Hongrie, demain nous le verrons proclamer la Marche de Brandebourg province de l'empire russe, pour donner appui au roi de Berlin.
Et dire que, à la veille du grand combat, l'on sait si peu sur ce nouveau lutteur, arrogant, armê de pied en cap, et prêt à passer la frontière au premier appel de ses amis de la rêaction! A peine connaît-on son armure, les couleurs de son drapeau, et l'on se tient à sa parole officielle, à des notions vagues, sans remarquer ce qu'il y a de contradictoire dans tous les rêcits qui circulent à son sujet.
Les uns ne parlent que de l'omnipotence du tzar, de l'insolence gouvernementale, de la servilitê des sujets; les autres disent que l'impêrialisme de Pêtersbourg n'est point national, que le peuple, courbê sous le double joug du souverain et de la noblesse, souffre l'oppression mais ne l'accepte pas, qu'il n'est pas annihilê mais seulement malheureux. Et pourtant cette même population sert de ciment à ce tout colossal qui l'opprime. D'autres viennent ajouter que le peuple russe est une vile multitude d'ivrognes et d'ilotes, et tels autres encore constatent en Russie une race intelligente et bien douêe.
Il y a pour moi quelque chose de tragique dans cette distraction sênile, avec laquelle le vieux monde confond toutes les notions concernant son antagoniste.
Dans cet amas d'opinions contradictoires percent tant de connaissances immobiles, une si triste lêgèretê, des prêjugês tellement tenaces, que, malgrê nous, notre regard ne trouve d'autre point de comparaison dans l'histoire que celui de la dêcadence romaine.
Alors aussi, à la veille de la rêvolution chrêtienne, à la veille de la victoire des barbares, l'on proclamait l'êternitê de Rome, la folie impuissante de la secte nazarêenne, et la chimère des dangers qu'annonèait le mouvement du monde barbare.
C'est à vous, Monsieur, que revient à juste titre le mêrite d'avoir parlê le premier en France de la Russie populaire; vous aviez dêjà appliquê la main sur le cœur, sur la source même de la vie; la vêritê allait jaillir sous la pression de votre puissant gênie, quand, soudain par un mouvement de colère vous avez retirê cette main fraternelle, et la source aussitôt vous a apparu troublêe et confuse.
J'ai lu, avec une profonde douleur, vos paroles irritêes. Triste, le cœur gros, je cherchais en vain, je l'avoue, l'historien, le philosophe, et plus que tout cela, l'homme aimant que nous connaissons tous. J'ai hâte de le dire; j'ai parfaitement apprêciê la cause de votre indignation: la sympathie pour la malheureuse Pologne a parlê par vous. Nous aussi, nous la connaissons, Monsieur, la sympathie pour nos frères polonais, et chez nous ce n'est pas de la compassion, c'est du remords, c'est de la honte. Aimer la Pologne! Nous l'aimons tous, mais est-ce bien la consêquence inêvitable de ce sentiment que de lui victimer un peuple êgalement malheureux, un peuple qui a dû prêter ses mains gar-rotêes à un gouvernement fêroce pour commettre des crimes? Soyons gênêreux, et n'oublions pas que nous venons de voir un peuple qui, armê du suffrage universel et de baïonnettes citoyennes, n'en a pas moins consenti au rêtablissement de l'ordre de Varsovie à Rome; ne voyons-nous pas aujourd'hui... mais regardez plutôt ce qui se passe sous vos yeux... et pourtant nous ne disons pas que les Franèais ont cessê d'être hommes; nous attendons.
Il est temps d'oublier cette lutte malheureuse entre des frères; parmi nous, il n'y a pas de vainqueur; la Pologne ainsi que la Russie succombent à un ennemi commun. Le martyr, l'offensê lui-même, se dêtourne d'un passê êgalement douloureux pour nous tous. L'ami illustre que vous citez, le grand poète Mickiewicz, en est une preuve.
Ne dites pas, Monsieur, en parlant des opinions du barde polonais, que c'est "de la clêmence", que "ce sont des erreurs des saints". Non; ce sont là des fruits d'une longue et consciencieuse mêditation, d'une intuition profonde des destinêes du monde slave. Il est beau de pardonner à ses ennemis, mais il est quelque chose de plus humain encore: c'est de les comprendre, car comprendre c'est dêjà absoudre, rêhabiliter, se rêconcilier.
- Le monde slave tend à s'unir; cette tendance apparaît immêdiatement après la pêriode napolêonienne. L'idêe d'une fêdêration slave germait dêjà dans les plans rêvolutionnaires de Pestel et de Mouravioff. Plusieurs Polonais ont pris part à la conspiration russe.
Lorsque la rêvolution de 1830 êclata à Varsovie, le peuple russe ne manifesta aucune animositê contre les rebelles du tzar; la jeunesse êtait, cœur et âme, pour la cause polonaise. Je me rappelle avec quel enthousiasme nous nous prêcipitions vers les nouvelles de Varsovie; nous avons pleurê comme des enfants au rêcit du service funèbre cêlêbrê dans la capitale de la Pologne, en honneur de nos martyrs de Pêtersbourg. La sympathie pour les Polonais nous exposait à des punitions criminelles; il fallait la refouler dans son cœur et se taire.
Il est possible qu'un sentiment d'animositê, sentiment d'ailleurs parfaitement mêritê, et celui d'un patriotisme exclusif, avait prêdominê encore en Pologne lors de la guerre de 1830. Depuis, Mickiewicz, les travaux philologiques et historiques de plusieurs êcrivains slaves, une connaissance plus approfondie des peuples europêens acquise pendant le triste pèlerinage de l'êmigration, ont donnê aux idêes une tout autre direction. Les Polonais ont senti que la guerre n'êtait pas entre eux et le peuple russe; ils ont compris qu'ils ne pouvaient combattre autrement que POUR LEUR LIBERTÉ ET LA NÔTRE, ainsi que le disait l'inscription sublime de leur drapeau rêvolutionnaire.
L'hêroïque êmissaire Konarski, qui fut en 1839 torturê et fusillê à Vilna, appelait à la rêvolte les Russes et les Polonais sans distinction de nationalitê. La Russie le remercia d'une manière qui fut aussi tragique que tout ce qu'elle fait depuis qu'une botte à l'allemande foule sa poitrine.
Un jeune homme enthousiaste, ardent, dêvouê, officier russe du rêgiment en garnison à la forteresse, Koravaïeff, rêsolut de sauver Konarski. Son jour de service arrivait; il avait dêjà tout prêparê pour la fuite, quand, trahi par un malheureux coaccusê du martyr polonais, il se vit dêjouê dans son projet. Le jeune homme fut arrêtê; chargê de fers, il est allê expier, aux mines de la Sibêrie, le rêveil d'un devoir supêrieur à sa consigne. On n'a jamais entendu parler de lui.
J'ai passê cinq annêes en exil, dans les provinces êloignêes de l'empire; j'ai eu l'occasion d'y rencontrer une grande quantitê de Polonais exilês; il y en a dans chaque ville de district, des familles entières ou des malheureux isolês. Je m'en rapporterais volontiers à leur têmoignage; j'en suis convaincu que la sympathie ne leur a pas fait dêfaut parmi les habitants du pays. Il est bien entendu, Monsieur, que je ne parle ici ni de la police, ni de la haute hiêrarchie militaire. Cette dernière ne se distingue nulle part par son amour pour la libertê, et encore moins en Russie. Je pourrais aussi vous citer les êtudiants polonais envoyês chaque an dans les universitês russes, afin d'être tenu loin des êcoles polonaises; qu'ils racontent l'accueil que leur faisaient partout leurs nouveaux camarades. Ils nous quittaient les larmes aux yeux.
Vous vous rappelez, Monsieur, qu'en 1847, à Paris, lorsque les êmigrês polonais cêlêbraient l'anniversaire de leur rêvolution, un Russe se prêsenta à leur tribune pour demander l'amitiê et l'oubli dupasse. C'êtait notre malheureux ami Michel Bakounine. Au reste je ne veux pas seulement en appeler à l'exemple d'un de mes compatriotes. Je choisis parmi ceux que l'on croit être nos ennemis, un homme que vous-même avez nommê dans votre belle lêgende sur Kosciusko. Interrogez à ce sujet le Nestor de la dêmocratie polonaise, demandez des renseignements à M. Biernacki, l'un des ministres de la Pologne rêvolutionnaire. Je m'en rapporte à cette noble intelligence, que d'ailleurs de longs malheurs auraient certainement pu aigrir contre tout ce qui porte le nom de Russe; il ne dêmentira pas mes paroles.
La solidaritê qui lie la Pologne et la Russie entre elles d'abord et au monde slave ensuite, ne peut plus être contestêe; elle apparaît dans toute son êvidence. Plus encore; sans la Russie, le monde slave n'a pas d'avenir; sans la Russie, il se fondra, il avortera, il sera absorbê par l'êlêment germanique; il deviendra autrichien, il ne sera pas lui-même. Or, je ne crois pas que telles soient ni sa mission ni sa destinêe.
En suivant le dêveloppement successif de votre idêe, je dois vous avouer, Monsieur, qu'il m'est impossible d'accepter le raisonnement par lequel vous tâchez de prouver que l'Europe entière ne soit qu'une personne, dont chaque nation forme un organe indispensable.
Il me semble que toutes les nations germano-romaines sont nêcessaires au monde europêen, parce qu'elles existent, mais qu'il serait difficile de prouver qu'elles existent parce qu'elles êtaient nêcessaires. Aristote dêjà distinguait la nêcessitê prêexistante de la nêcessitê postêrieure. La nature accepte la fatalitê des faits accomplis, mais il y a grande fluctuation et variêtê dans la possibilitê des faits rêalisables. Ce n'est donc qu'à ce titre que le monde slave a le droit de revendiquer son unitê; d'autant plus qu'une même race le compose.
La centralisation est contraire au gênie slave; la fêdêration, en revanche, dêcoule de sa nature. Une fois groupê et liê ensemble dans une association de peuples libres et autonomes, le monde slave pourra enfin commencer sa vêritable existence historique. Son passê ne peut être considêrê qu'au point de vue d'une prêparation, d'une croissance, d'un purgatoire. Les formes historiques de l'Etat ne correspondaient jamais à l'idêe nationale des Slaves, idêal vague, instinctif, si vous voulez, mais par là même accusant une singulière vitalitê dans l'avenir. Les Slaves apportaient dans tout ce qu'il faisaient, une êtrange demi-attention, voire même, une apathie êtonnante. Ainsi nous voyons la Russie entière passer de l'idolâtrie au christianisme, sans secousse, sans rêvolte, uniquement par obêissance passive aux ordres du grand prince Vladimir, et sous l'influence de Kiev. On prêcipita sans regret les vieilles idoles dans le Volkhov, on se soumit au nouveau dieu comme à une nouvelle idole.
Huit siècles après, une partie de la Russie acceptait êgalement la civilisation commanditêe à l'êtranger et munie d'estampille allemande.
Le monde slave ressemble à une femme qui n'a pas encore aimê, et qui par là même paraît ne prendre aucun intêrêt à tout ce qui se passe autour d'elle; être inutile; oubliêe, êtrangère. Mais ne prêjugeons pas de l'avenir; la femme est jeune, et dêjà une agitation inquiète soulève son cœur et le fait tressaillir.
Quant à la richesse du gênie national, il nous suffit de montrer la Pologne, le seul peuple slave qui avait, en même temps, des pêriodes de force et de libertê.
Le monde slave ne paraît hêtêrogène qu'à la surface. Sous la couche supêrieure de la Pologne chevaleresque, libêrale et catholique, et de la Russie impêriale, assujettie et byzantine; sous la domination dêmocratique du vayvode serbe, sous la bureaucratie autrichienne qui pèse sur FIllyrie, sur la Dalmatie et sur le Banat; sous le pouvoir patriarcal des Osmanlis, et sous la bênêdiction du Vladicà de Montênêgro, il repose un peuple physioîogiquement, ethnographiquement homogène.
La grande partie de ces populations slaves n'ont presque jamais subi l'esclavage d'une race conquêrante. La dêpendance dans laquelle se trouvaient divers membres du monde slave, se bornait le plus souvent à la reconnaissance de la souverainetê, et à l'acquittement du tribut. Tel a êtê par exemple le caractère de la domination mongole en Russie. Les Slaves parvinrent ainsi à garder à travers les siècles leur nationalitê, leurs mœurs, leur langue. Or, d'après ce que nous venons de dire, la Russie ne pourrait-elle pas être le noyau de cette cristallisation, le centre vers lequel gravitât le monde slave, et cela d'autant plus que, jusqu'à prêsent, c'est la seule partie de la grande race qui se trouve provisoirement organisêe en un Etat fort et indêpendant.
Cette question n'impliquerait aucun doute si le gouvernement de Pêtersbourg avait le moindre instinct de sa vocation nationale, si une idêe humaine quelconque pouvait s'allier à ce despotisme dêsespêrant et bornê. Mais, dans la situation actuelle, quel serait l'homme d'un peu de conscience, d'un peu d'honnêtetê, qui oserait proposer aux Slaves occidentaux la rêunion avec un empire soumis à un êtat de siège permanent, où le sceptre n'est qu'un ignoble bâton de caporal assommant par la schlague? Le panslavisme impêrial, tel qu'il a êtê prônê jusqu'aujourd'hui par des hommes vendus ou êgarês, n'a, bien entendu, rien de commun avec toute combinaison basêe sur le principe de la libertê.
Ici, la logique même nous amène, inêvitablement, à la question la plus grave, la plus lêgitime.
En supposant que le monde slave ait quelque possibilitê d'une existence plus dêveloppêe dans l'avenir, quel serait l'êlêment assez prononcê dans son êtat embryonnal, qui aurait le droit à ce dêveloppement? Si les Slaves pensent que leur temps soit venu, l'êlêment dont je viens de parler doit nêcessairement correspondre à l'idêe rêvolutionnaire de l'Europe.
Vous l'avez indiquê, vous l'avez touchê, Monsieur, mais vous l'avez laissê êchapper d'entre vos mains, en essuyant une gênêreuse larme de compassion pour la Pologne.
Vous prêtendez que "la base de l'existence du peuple russe est le communisme", vous affirmez que "sa force lui est donnêe par une sorte de loi agraire, par le partage continuel des terres".
Quel terrible Manê-Thêkèl venez-vous prononcer).. Communisme pour base! Partage des terres pour force! Gomment, Monsieur, ne vous êtes-vous pas effrayê vous-même en profêrant ces paroles?
Ne fallait-il pas s'arrêter, approfondir, ne pas lâcher la question, avant de vous être convaincu si c'êtait là une vêritê ou un rêve?
Gomme s'il y avait d'autres êtudes, d'autres questions sêrieuses au XIXe siècle, que la question communiste, que la question du partage des terresl
Entraînê par votre indignation, vous continuez: "Il leur manque (aux Russes) l'attribut essentiel de l'homme, la facultê morale, le sens du bien et du mal. Le vrai et le juste n'ont aucun sens pour eux; parlez-en, ils restent muets, ils sourient, ils ne savent ce que vous voulez dire". Quels sont donc ces Russes, Monsieur, auxquels vous avez parlê; ou bien quelles sont ces notions du juste et du vrai que les Russes ne puissent pas comprendre? Car dans un temps si profondêment rêvolutionnaire, il ne suffit pas seulement de citer les mots du vrai et du juste. Ces mots n'ont plus de sens absolu et êgalement obligatoire pour tous.
Le juste et le vrai de la vieille Europe, c'est le faux et l'injuste pour l'Europe naissante.
Les peuples, Monsieur, sont des produits de la nature; l'histoire n'est qu'une continuation progressive du dêveloppement animal. Nous n'avanèons guère en envisageant la nature au point de vue approbatif ou improbatif; elle ne s'attend ni au prix Monthyon, ni à un verdict de culpabilitê. Ces catêgories êtiques ne la saisissent pas; tout cela est trop subjectif pour elle. Il me semble qu'en gênêral les peuples ne sont ni totalement bons, ni foncièrement mauvais; les peuples sont toujours vrais; le peuple-mensonge n'existe pas. La nature ne produit que ce qui est rêalisable selon les conditions donnêes; elle pousse en avant ce qui existe, par cette sainte agitation, par cette inquêtude crêatrice, par cette soif inassouvie de se rêaliser; dêsir continuel et commun à tout ce qui vit.
Certains peuples peuvent avoir une existence antêhistorique, d'autres une existence extrahistorique, mais tous, une fois entrês dans le grand courant de l'histoire une et indivisible, appartiennent à l'humanitê, et rêciproquement tout le passê de l'humanitê leur appartient. Dans la grande histoire, c'est-à-dire dans la partie active et progressive de l'humanitê, l'aristocratie de l'angle facial s'efface peu à peu comme l'aristocratie de Гêpiderme. Ce qui n'est pas homme, n'entre pas dans l'histoire, et consêquent ment, il ne saurait y avoir ni peuple-troupeau, ni peuple exclusivement êlu.
Il n'y a pas d'homme assez aveugle ou assez ingrat pour ne pas comprendre le rôle immense que joue la France dans les destinêes du monde europêen; mais, permettez-moi, Monsieur, d'avouer qu'il m'est impossible d'admettre avec vous, que la France soit une condition absolue, sine qua non, pour la marche de l'histoire.
La nature ne joue jamais son avoir sur une seule carte. Rome, la ville êternelle, qui avait des titres tout aussi justes à l'hêgêmonie universelle, pâlit, se dêcomposa, s'êteignit, et l'humanitê inhumaine passa outre.
D'un autre côtê, il me serait difficile, sans taxer toute la nature d'absurditê et de dêmence, d'accepter comme une race maudite, comme un mensonge, comme une juxtaposition d'êtres qui ne sont pas hommes mais qui en ont toute la crapule, une nation qui s'est formêe pendant dix siècles, qui a obstinêment persistê à sauver sa nationalitê, qui s'est soudêe en un grand empire, et qui se mêle à l'histoire, beaucoup plus peut-être qu'il ne le faudrait.
Et tout cela m'est d'autant plus incomprêhensible que la nation en question n'est nullement stationnaire au dire même de ses ennemis. Ce n'est pas là une population, qui, parvenue à une forme sociale assez correspondante à ses dêsirs, s'endort dans un semper idem comme la Chine; c'est encore moins une nation qui s'est survêcue et qui dêpêrit actuellement dans un marasme sênil, comme les Hindous. Au contraire, la Russie est un empire tout nouveau, un êdifice où tout respire encore l'odeur fraîche de la chaux, où tout travaille, se dêgage, où rien n'est encore arrivê à son but, où l'on change continuellement, très souvent de mal en pis, mais enfin où l'on change. C'est là un peuple, en un mot, qui a, d'après votre opinion, un êtrange communisme pour base et le partage des terres pour force...
Après tout, Monsieur, que reprochez-vous au peuple russe? Quel est le fond de votre accusation?
"Le Russe, dites-vous, ment, vole, ment toujours, vole toujours, et cela innocemment; c'est sa nature".
Je ne m'arrête pas, Monsieur, à la trop grande gênêralitê de cette observation, mais je voudrais pouvoir vous poser cette simple question: qui donc est le trompê, le volê, le dupê? Eh, mon Dieu, c'est le seigneur, c'est l'employê de l'Etat, c'est l'intendant, c'est le juge, c'est l'agent de police, en d'autres termes, les ennemis jurês du paysan, qu'il considère comme apostats, comme traîtres, comme demi-Allemands. Dêpourvu de tout moyen de dêfense, il ruse avec ses oppresseurs, il les trompe, et en cela il agit parfaitement bien. La ruse, Monsieur, a dit un grand penseur, c'est l'ironie de la force brutale {Hegel. Œuvres posthumes.}.
Le paysan russe avec son horreur pour la propriêtê territoriale, comme vous l'avez très bien remarquê, le paysan, dis-je, nonchalant, insouciant par nature, s'est vu, peu à peu et sans bruit, pris dans les filets de la bureaucratie allemande et du pouvoir seigneurial. Il a subi ce joug dêgradant, avec une passivitê dêsespêrante, j'en conviens, mais il n'a jamais ajoutê foi ni aux droits du seigneur, ni à la justice du tribunal, ni à l'êquitê de l'administration. Depuis bientôt deux siècles, toute son existence n'est qu'une opposition sourde, nêgative, à l'ordre actuel des choses; il endure l'oppression, il la souffre, mais il ne trempe en rien dans ce qui se fait en dehors des communes rurales.
L'idêe du tzar exerce encore un prestige sur les paysans; ce n'est point le tzar Nicolas que le peuple vênère, c'est une idêe abstraite, un mythe, c'est une Providence, c'est un vengeur, c'est un reprêsentant de la justice dans l'imagination populaire.
Après le souverain, le clergê seul pourrait avoir une influence morale sur la Russie orthodoxe. Le haut clergê reprêsente uniquement dans le gouvernement la vieille Russie; le clergê ne s'est jamais rasê la barbe; par cela même il est restê du côtê populaire. Le peuple a confiance dans les paroles d'un moine. Cependant les moines et le haut clergê, tout vouês qu'ils se disent aux intêrêts d'outre-tombe, ne se prêoccupent guère du peuple. Le "pope" a perdu toute influence à force de cupiditê, d'ivrognerie et de relations intimes avec la police. Ici encore, le peuple estime l'idêe et non l'homme.
Quant aux sectaires, ceux-là dêtestent l'idêe et l'homme, le tzar et le pope.
En dehors du tzar et du clergê, tous les autres êlêments de la sociêtê et de l'administration restent complètement êtrangers, radicalement hostiles au peuple. Le paysan est mis, littêralement, hors la loi; la justice se garde bien de le protêger, et toute sa participation à l'ordre existant se borne au double impôt qui l'êcrase: l'impôt du sang, l'impôt de la sueur. Aussi, pauvre dêshêritê, comprend-il instinctivement qu'on le gouverne non pour lui mais contre lui, que le problème entier du gouvernement et des seigneurs ne consiste qu'à lui extorquer le plus de travail, et le plus d'argent possible. Comprenant cela, et douê d'un esprit dêliê, subtil, il les trompe tous et partout. Il n'en saurait être autrement, car s'il leur disait la vêritê, cela serait dêjà de sa part une sanction, une acceptation de leur pouvoir et s'il ne les volait pas (remarquez bien que l'on accuse le paysan de vol quand il cache une partie du produit de son travail), il reconnaîtrait fatalement la justice de leurs exigences, les droits des propriêtaires, et l'êquitê des juges.
Il faut avoir observê le paysan russe devant un tribunal pour bien apprêcier sa position; il faut avoir vu de ses propres yeux son œil morne et consternê, le profond silence de sa bouche, l'expression scrutatrice de son regard, pour comprendre que c'est là un prisonnier de guerre civile devant un conseil militaire, un voyageur devant une bande de brigands. On s'aper-èoittout d'abord, que la victime n'a pas la moindre confiance dans ces êtres hostiles, acharnês, implacables, qui le questionnent, le torturent et le dêpouillent. Il sait que s'il a de l'argent, usera acquittê; s'il est pauvre, il sera condamnê sans rêpit.
Le peuple parle un russe un peu ancien; le greffier, le juge êcrivent la langue moderne bureaucratique, dêpravêe et à peine comprêhensible. Ils remplissent des in-folios de fautes grammaticales, et les dêbitent le plus vite possible au paysan; c'est son affaire à lui de comprendre ce grondement nasillard, sans accentuation, et d'aviser à son salut. Il le sait, aussi se tient-il sur ses gardes; il ne dira jam